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Il n’y a aucune association significative entre l’usage des réseaux sociaux et une identification transgenre à l’adolescence

10 octobre 2025

Nous publions ici un article paru dans "Trajectoires Jeunes Trans", une plateforme visant à rassembler les différents acteurs de soins impliqués dans les parcours de transition des jeunes trans ou en questionnement de genre en Île-de-France. Elle est soutenue par l’Agence régionale de Santé d’Île-de-France. - Scientifique
Genre

Il n’est pas rare que nous entendions dans nos groupes de parole des parents s’interroger sur l’influence des réseaux sociaux sur les jeunes s’identifiant comme transgenre. La période des confinements dus au COVID, où ils ont souvent été isolés et livrés à leurs écrans, auraient même été un accélérateur de ce phénomène, entend-on souvent. 
C’est pourquoi nous publions une étude scientifique qui éclaire cette question, et conclut qu’aucun élément ne permet de parler de causalité entre l’usage des réseaux sociaux et l’identité transgenre à l’adolescence.

 

« Une étude publiée récemment dans Current Psychology par Scott W. Semenyna et Christopher J. Ferguson, apporte un éclairage empirique sur une question devenue un champ de bataille culturel : les jeunes s’identifiant comme transgenres seraient-ils influencés par leur exposition aux écrans et aux réseaux sociaux ? Pour répondre à cette interrogation, les chercheurs se sont appuyés sur des données massives et représentatives issues du Youth Risk Behavior Survey (YRBS), conduit par les Centers for Disease Control (CDC) aux États-Unis. En combinant plusieurs vagues de cette enquête – notamment celles de 2019, 2021 (Floride) et 2023 (niveau national) – ils ont examiné si le temps passé en ligne ou sur les médias sociaux était associé à une plus grande probabilité de s’identifier comme transgenre chez les adolescent·es, tout en contrôlant des variables clés telles que l’âge, le sexe, la race, la santé mentale et les expériences traumatiques vécues dans l’enfance.

Les résultats sont sans appel : aucune association significative ni pratiquement pertinente n’a été observée entre l’usage des écrans ou des réseaux sociaux et l’identité transgenre à l’adolescence. Dans la première analyse (2019–2021), un lien statistique extrêmement faible est apparu entre le temps d’écran et l’identification transgenre, mais son ampleur – un odds ratio de 1,13, correspondant à une corrélation de seulement r = 0,03 – est bien en dessous du seuil que les auteurs avaient considéré comme le minimum pour une signification réelle (r = 0,10). En d’autres termes, le lien observé est si minime qu’il est presque certainement attribuable au hasard ou au bruit méthodologique inhérent aux très grands échantillons. Dans la seconde étude (2023), le résultat est encore plus net : aucun lien n’a été trouvé entre la fréquence d’utilisation des réseaux sociaux et l’identité transgenre.

Fait notable, chez les adolescent·es assigné·es filles à la naissance, une tendance inverse apparaît même – celle·eux qui utilisent le plus intensément les réseaux sociaux sont légèrement moins susceptibles de se déclarer transgenres, un effet faible mais contradictoire avec l’hypothèse dite de « contagion sociale ». Celle-ci ne semble donc pas efficace pour expliquer la prédominance de jeunes assigné·es filles à la naissance dans les études cliniques et populationnelles, à l’inverse de l’hypothèse de la transmisoygnie, qui retarderait le coming out des jeunes assigné·es garçons à la naissance, hypothèse détaillée ici sur Trajectoires Jeunes Trans.

Les constats des auteurs s’inscrivent dans un contexte scientifique où la question de l’influence médiatique est fortement débattue. Certaines autrices, tels que Lisa Littman ou Abigail Shrier, ont suggéré que l’augmentation des identifications transgenres, plus particulièrement parmi les adolescent·es assigné·es filles à la naissance, pourrait être amplifiée par des dynamiques sociales et numériques, où les réseaux serviraient de vecteur d’identification collective. Or, les analyses de Semenyna et Ferguson ne confirment en rien cette idée. Les auteurs rappellent que les hypothèses de « contagion sociale » impliquent des corrélations robustes et cohérentes entre exposition médiatique et adoption de comportements ou d’identités – ce qui n’est tout simplement pas observé ici. Au contraire, on peut estimer que les résultats convergent avec une littérature plus prudente, selon laquelle les hausses récentes de l’identification trans sont davantage liées à la réduction de la stigmatisation et à une plus grande visibilité sociale qu’à une quelconque influence technologique.

Les chercheurs insistent également sur la nécessité de distinguer corrélation et causalité. Même si un lien entre réseaux sociaux et identité de genre avait été détecté, il resterait impossible d’en déduire un effet causal univoque : les adolescent·es trans pourraient tout aussi bien se tourner vers les communautés en ligne pour trouver du soutien et de la représentation, plutôt que d’y être « influencé·es ». Le caractère transversal du Youth Risk Behavior Survey ne permet pas d’établir la direction des relations, et les auteurs plaident pour des études longitudinales afin de comprendre la chronologie de ces processus, si tant est qu’ils existent. Pour l’heure, soulignent-ils, les seules associations solides identifiées concernent d’autres facteurs : la dépression, les comportements d’automutilation et les expériences adverses de l’enfance sont significativement plus élevés chez les jeunes transgenres, confirmant des résultats antérieurs sur leur vulnérabilité psychologique accrue dans un contexte social encore discriminant.

L’un des apports majeurs de cette étude réside dans sa rigueur méthodologique. Les auteurs ont défini un seuil d’effet minimal (SESOI) de r = 0,10 pour distinguer les corrélations significatives des artefacts statistiques, dans les analyses psychologiques de grands jeux de données. Ce choix, effectué avant la conduite des analyses, est rarement appliqué dans les débats médiatiques, permet d’éviter la surinterprétation de différences infimes mais « significatives » sur le plan purement mathématique. De fait, aucune des associations entre usage numérique et identité trans n’a franchi ce seuil, ce qui conduit les chercheurs à conclure que les fluctuations observées relèvent du bruit plutôt que d’un signal. Les corrélations robustes concernent, quant à elles, la santé mentale et certaines caractéristiques sociodémographiques (sexe, race), non le comportement médiatique. Autrement dit, les données disponibles contredisent l’idée selon laquelle les réseaux sociaux « produiraient » des identités transgenres.

Enfin, la conclusion de Semenyna et Ferguson se veut partagée, à l’image des auteurs, divergeants sur leurs hypothèses de départ : ils soulignent qu’aucune preuve empirique solide ne vient appuyer ni infirmer définitivement cette idée. En l’état, écrivent-ils, « les affirmations selon lesquelles une contagion sociale conduit à une large diffusion de l’identité transgenre devraient être tempérées jusqu’à ce que des preuves plus fortes soient disponibles ». En somme, la leçon principale de ce travail est claire : aucun lien significatif n’existe aujourd’hui entre usage des réseaux sociaux et identification transgenre à l’adolescence, et les explications fondées sur des intuitions postérieures aux faits, comme celles de Littman, doivent céder la place à une science plus exigeante, fondée sur des hypothèses vérifiables et des données transparentes. »